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Eric Toussaint

 

Table des matières

 

 

Introduction

 

L’éclipse libérale des années 1930 aux années 1970

Le retour en force de l’idéologie libérale dans les années 1970

Les fondements théoriques des différents courants néolibéraux

Les prédécesseurs des néolibéraux

  • Adam Smith

  • Jean-Baptiste Say

  • David Ricardo

  • Apports d’autres économistes

Retour sur l’éclipse libérale

La révolution keynésienne

La préparation de la contre-révolution néolibérale

La vague néolibérale

Robert Lucas et la négation du chômage involontaire

Encadré 1. Le FMI et l’inexistence du chômage involontaire

Encadré 2. Les aberrations des penseurs néolibéraux et néoclassiques

Un postulat clé de la vague néolibérale : le marché libre assure l’allocation optimale

des ressources

Tour de passe-passe des néolibéraux : présenter l’opprimé(e) comme étant

l’oppresseur(e)

Encadré 3. Le rapport Doing business de la Banque mondiale : un précis de politique néolibérale

Bibliographie

 

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Introduction

 

Des années 1970 jusqu’à la crise mondiale ouverte en 2008-2009, l’idéologie néolibérale a conquis un espace croissant au point qu’elle a dominé largement la pensée économique et politique des trois dernières décennies. Bien qu’elle soit actuellement malmenée, elle est encore profondément enracinée dans la tête des faiseurs d’opinion et de l’écrasante majorité des décideurs politiques. Bien sûr, il leur est devenu difficile désormais d’affirmer qu’il faut faire entièrement confiance à la capacité d’autorégulation des propriétaires des grandes entreprises privées et des marchés financiers, mais pour autant leur raisonnement n’a pas fondamentalement changé.

 

L’idéologie néolibérale, qui n’est que la vision capitaliste du monde produite au goût du dernier quart du XXe siècle et de la première décennie du XXIe, a encore largement cours dans les universités, les principales revues économiques et les grands médias. Le nouveau kit idéologique pour la prochaine étape capitaliste n’a pas encore été produit à une échelle de masse. La manière de penser définie avant l’éclatement de la crise est toujours de mise.

Au cours des années 2009-2010, la dette publique dans les pays du Nord a littéralement explosé, conséquence des plans de sauvetage du système financier qui ont représenté un coût énorme pour les trésors publics du Nord. Cet accroissement de la dette publique des pays du Nord donne une nouvelle impulsion à l’offensive néolibérale en faveur de davantage de privatisations dans le but de disposer de liquidités pour rembourser la dette publique, et au détriment des dépenses sociales et des systèmes de protection des populations dans les pays où, grâce à d’importantes mobilisations, on a réussi à les protéger de manière significative.

C’est réellement impressionnant de voir que, malgré le délabrement de l’idéologie et des plans néolibéraux, la majorité des gouvernements du Nord annoncent un renforcement de l’orientation néolibérale.

 

Au début de la présente crise, le fiasco des politiques de déréglementation a été mis à nu à un niveau tellement évident que plusieurs commentateurs avaient imaginé que les gouvernants ne pouvaient faire autrement que mettre en œuvre des politiques néo-keynésiennes. Or ce qui s’est passé dans la pratique jusqu’ici contredit ce pronostic. La cause fondamentale est la faiblesse des luttes des salariés pour un nouveau partage du revenu en leur faveur, ce à quoi s’ajoute le maintien d’une orientation social-libérale de la part des partis de gauche traditionnelle qui accompagnent la nouvelle offensive néolibérale ou n’y offrent aucune résistance. Fin 2009-début 2010, avec le ralentissement conjoncturel de la crise économique que connaît le monde industrialisé, les medias dominants et les gouvernants annoncent la fin du tunnel alors qu’en réalité la crise n’est pas terminée. Elle s’étendra encore sur plusieurs années.

Tant dans les pays du Sud que dans les pays du Nord, les emplois et les revenus des secteurs populaires seront soumis à des pressions importantes au nom du paiement de la dette publique.

Ce sont des arguments de plus pour ceux qui luttent sur ce terrain, pour chercher à unifier les résistances des opprimés du Nord avec celles des peuples du Sud.

 

Les gouvernements de droite comme la (quasi-)totalité de ceux de la gauche sociale-libérale utilisent encore l’idéologie néolibérale ou s’y conforment avec ou sans sentiment de honte. Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale des Etats-Unis de 1987 à 2006, explique dans ses mémoires à quel point il estime les travaillistes anglais Tony Blair et Gordon Brown pour leur adhésion à l’offensive néolibérale :

«Chefs, depuis 1997, d’un parti travailliste rajeuni et bien plus au centre, Tony Blair et Gordon Brown acceptèrent, en effet, les profonds changements structurels apportés par Margaret Thatcher sur le marché des biens et du travail. En fait, Brown, chancelier de l’Echiquier pendant un nombre record d’années, parut se réjouir du formidable bond de la flexibilité économique qui suivit les élections de 1997 – il soutint auprès de nos collègues du G7 ma défense de la flexibilité en tant que facteur de stabilité. Ce qui subsistait du socialisme au Royaume-Uni du XXIe siècle était à peine visible. (...) La transition de la Grande-Bretagne de l’économie sclérosée de l’immédiat après-guerre au statut d’une des économies les plus ouvertes du monde se reflète dans l’itinéraire intellectuel de Gordon Brown. » Alan Greenspan reproduit dans son livre l’extrait d’un courriel que lui a envoyé Gordon Brown en 2007 : « Dans les années 1980, j’ai constaté que, pour créer des emplois, nous avions besoin d’une économie plus flexible. [La notion que] pour créer des emplois, il fallait licencier les gens occupant des fonctions obsolètes me frappa, d’où mon idée qu’une mondialisation réussie veut que nous combinons la stabilité avec le libre échange, l’ouverture des marchés, la flexibilité et l’investissement dans les compétences des gens pour les emplois de l’avenir – principalement par l’éducation. J’espère qu’en Grande-Bretagne, nous serons bien préparés au défi économique mondial et renforcerons notre politique de stabilité tout en nous engageant en faveur du libre-échange et non du protectionnisme».

 

Bien qu’elle soit usée jusqu’à la corde, l’idéologie néolibérale domine toujours la scène dans les pays industrialisés du Nord, mais aussi en Europe orientale (Fédération de Russie comprise) et dans les pays du Tiers Monde. Maints régimes du Sud qui avaient adopté un discours socialisant, voire «marxiste-léniniste» version Moscou ou Pékin dans les années 1960 et 1970, y ont adhéré avec la ferveur des nouveaux convertis.

Mais attention, du côté des producteurs d’idéologie et de ceux qui rédigent les discours des chefs d’Etat des pays les plus industrialisés, on assiste à une mutation du raisonnement. La crise qui a éclaté au cœur du système a provoqué, chez certains serviteurs zélés du système, une sorte de chrysalide. La larve néolibérale veut se muer en libellule capitaliste. Elle veut se débarrasser de son costume gris réduit en lambeaux par la crise déclenchée en 2007 pour revêtir l’apparence multicolore d’une refondation capitaliste basée sur un dosage subtil entre la liberté d’agir pour les capitalistes d’une part, et le sens des responsabilités et de l’intérêt général garanti par une sage régulation à charge de l’Etat d’autre part. Comme la crise est multidimensionnelle avec une forte dimension écologique, et pas seulement économique et financière, de Barack Obama à Nicolas Sarkozy en passant par Gordon Brown, on nous parle aussi de «capitalisme vert».

Avant d’analyser les fondements idéologiques des politiques capitalistes en cours depuis les années 1970- 1980, il est utile de rappeler que d’autres politiques très nettement éloignées du laisser-faire ont été mises en pratique dans les pays capitalistes pendant des décennies au siècle passé.

Certes, la plupart d’entre elles étaient conformes au maintien du capitalisme mais elles tranchaient avec celles qui avaient précédé le krach de Wall Street en 1929 ainsi qu’avec celles qui ont commencé à être mises en pratique au Chili à partir de 1973, en Grande-Bretagne à partir de 1979, aux Etats-Unis à partir de 1980 et qui ont fini par s’imposer dans presque tous les pays.

L’éclipse libérale des années 1930 aux années 1970 Après avoir dominé une partie de la scène historique au XIX e siècle et dans le premier tiers du XX e siècle, la pensée libérale a connu une large période d’éclipse du milieu des années 1930 jusqu’aux années 1970.

Pourtant dans les années 1920, la toute-puissance des marchés financiers avait paru irréversible. Le krach de 1929 et la longue crise qui a suivi ont obligé les gouvernements à surveiller étroitement les activités bancaires et financières.

Durant cette éclipse du laisser-faire, différentes variantes de politiques ont prévalu (à partir des années 1930 en Amérique du Nord et du Sud, après la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe), mettant en pratique une forte intervention des pouvoirs publics dans l’activité économique : les Etats-Unis sous Roosevelt avec le New Deal (années 1930) et, trente ans plus tard, sous les administrations de John F. Kennedy et de Lyndon B. Johnson ; en France, pendant le Front populaire ; en Grande-Bretagne, juste après la seconde guerre mondiale sous W. Beveridge conseillé par J.M. Keynes puis sous différents gouvernements travaillistes ultérieurs. Il en fut de même, après la seconde guerre mondiale, en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, dans les pays scandinaves : keynésianisme versions sociale-démocrate ou sociale-chrétienne. En Europe centrale et orientale également, de larges mesures de nationalisation des entreprises privées avaient précédé l’instauration de «démocraties populaires» et l’intégration de ces pays au glacis soviétique.

Dans un certain nombre de pays importants du Tiers Monde prévalaient les politiques développementistes, nationalistes, voire socialistes (Chine à partir de la révolution de 1949 et Cuba à partir de 1959).

Des régimes anticommunistes du Tiers Monde, comme ceux de la Corée du Sud 6 et de Taïwan, avaient réalisé de profondes réformes agraires et avaient développé un fort secteur industriel dirigé par l’Etat. C’est largement le «secret» du miracle économique de ces deux dragons asiatiques. Les politiques qui permettent de comprendre les succès passés de la Corée du Sud et de Taïwan sont en opposition totale avec les recettes néolibérales. C’est loin d’être sans importance.

L’éclipse libérale renvoie à la crise économique prolongée ouverte par le krach de Wall Street en 1929, par la victoire du nazisme et du fascisme, puis par leur défaite sous l’action conjointe des masses (résistance armée, grèves) et des pays alliés (Etats-Unis, URSS, Grande-Bretagne, France) ouvrant de nouveau la voie :

  • à des politiques de concessions à la classe ouvrière ;

 

  • à la montée des luttes d’émancipation des peuples dominés du Tiers Monde et à la crise des empires coloniaux ;

 

  • aux succès relatifs des politiques d’industrialisation par substitution d’importation en Amérique latine ;

 

  • au décollage économique de l’Inde (à partir de 1947, date de son indépendance par rapport à l’Empire britannique), de l’Algérie après 1962 (date de son indépendance par rapport à la France) jusqu’aux années 1970, de l’Egypte de Nasser des années 1950 et 1960 ;

 

  • aux succès économiques des pays dits socialistes (Europe centrale et orientale après la Seconde Guerre mondiale et URSS depuis les années 1930).

 

Cette période a été caractérisée :

 

1) par une grande vague de mise sous contrôle public d’entreprises privées («nationalisations»)

commençant en Europe occidentale et orientale après la victoire sur le nazisme et se poursuivant dans le Tiers Monde jusqu’au milieu des années 1970 ;

 

2) par la mise en place ou l’extension de systèmes de sécurité sociale dans le cadre du Welfare State ou «Etat-Providence» (du New Deal de Roosevelt jusqu’aux politiques menées par plusieurs pays du Tiers Monde, comme le Mexique dès la moitié des années 1930 sous Lazaro Cardenas) ;

 

3) le modèle fordiste impliquant un développement de la consommation de masse de biens durables dans les pays industrialisés ;

 

4) un compromis dans ces pays entre les directions dominant le mouvement ouvrier (partis et syndicats) et «leur» classe capitaliste s’exprimant dans des accords de «paix sociale» ;

le tout se déroulant dans le cadre d’une croissance soutenue, tant dans les pays capitalistes développés que dans le Tiers Monde et les pays dits socialistes.

 

Le vaste mouvement politico-économique décrit plus haut a vu également un renouveau du marxisme non dogmatique à l’échelle de la planète dans les pays capitalistes développés (les œuvres d’Ernest Mandel, de Paul Sweezy, de Paul Baran, d’André Gunder Frank, pour ne citer que quelques-uns) ou à Cuba après la victoire révolutionnaire du 1er janvier 1959 (à commencer par les travaux d’Ernesto Che Guevara dans les années 1960) ainsi qu’en Europe orientale (Kuron et Modzelewsky en Pologne dans les années 1960, Karel Kosik, Rudolf Bahro...). Ce marxisme non dogmatique s’opposait à la dégénérescence stalinienne.

Il faut relever également le développement en Amérique latine de l’école de la dépendance s’inspirant du marxisme (Theotonio Dos Santos, Rui Mauro Marini, Fernando Henrique Cardoso). Enfin, les travaux de Samir Amin sur la déconnexion doivent également être signalés.

Le retour en force de l’idéologie libérale 7 dans les années 1970 Le retour en force de l’idéologie libérale accompagne la crise économique dans les principaux pays capitalistes industrialisés à partir des années 1970 8 (onde longue de croissance lente, voire dépressive), la crise de la dette des pays du Tiers Monde dans les années 1980 et l’implosion des régimes bureaucratiques de l’Est européen à la fin de la décennie 1980 accompagnée de la restauration du capitalisme dans l’ex-bloc soviétique et en Chine.

 

La vague (néo)libérale sous-tend et justifie la puissante offensive du Capital contre le Travail à l’échelle de la planète initiée :

 

1) dans la deuxième moitié des années 1970 dans les pays capitalistes industrialisés ;

2) à travers la restauration progressive du capitalisme résultant de l’échec des régimes bureaucratiques de l’Est à la fin des années 1980 ;

 

3) par la crise des modèles «développementistes» du Sud amplifiée par la crise de la dette extérieure débouchant sur un nouveau cycle de dépendance accrue pour des pays qui avaient connu une industrialisation partiellement autonome comme le Mexique, l’Argentine, le Brésil, l’Inde, l’Algérie...

 

Quant aux pays les plus dépendants et les moins industrialisés (l’Amérique centrale, la Caraïbe - sauf Cuba -, l’Afrique subsaharienne, l’Asie du Sud - sauf l’Inde...), ils ne sont jamais sortis véritablement de la dépendance par rapport aux puissances capitalistes du Nord et ils se trouvent aujourd’hui sous le diktat des institutions financières internationales (y compris le Nicaragua et le Vietnam qui avaient pourtant connu d’authentiques révolutions).

Des institutions comme la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) et la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED) ont progressivement entonné, certes avec des bémols, le chant de sirène néolibéral (ce qui n’exclut pas certains sursauts critiques). Le Mouvement des Non Alignés, lui-même, n’a pas survécu à l’implosion de la Yougoslavie, à la crise de la dette du Tiers Monde, au virage pro-Washington du gouvernement indien et à l’offensive néolibérale en général.

 

L’idéologie néolibérale s’est renforcée avec la crise

 

L’idéologie (néo)libérale n’est pas le produit de la crise des années 1970-début 1980, elle lui a préexisté.

Des économistes et des hommes politiques ont continué de se revendiquer des postulats libéraux malgré la diffusion massive des politiques keynésiennes ou «socialisantes». Certains d’entre eux fourbissaient leurs armes théoriques de longue date. Ils avaient engagé une bataille idéologique de grande ampleur à l’encontre des positions keynésiennes du Nord, des positions «développementistes» du Sud (représentées notamment par Raul Prebisch qui a dirigé la CEPAL pendant plusieurs décennies), des positions socialistes et/ou marxistes, dans leurs différentes variantes, aux différents points de la planète.

 

Les fondements théoriques des différents courants néolibéraux

A propos de méthode, il n’est pas facile de délimiter clairement la pensée néolibérale. La même difficulté vaut pour la pensée keynésienne ou la pensée marxiste. Plusieurs courants traversent ces écoles de pensée.

Les courants libéraux ont de profondes divergences entre eux, tout comme les courants keynésiens ou marxistes. De plus, il y a des tentatives de synthèse entre libéraux et post-keynésiens par exemple, entre libéraux et post-marxistes également.

 

D’une manière générale, l’école (néo)libérale s’appuie sur un vaste et éclectique corpus théorique comprenant la théorie néoclassique qui se base à la fois sur la théorie quantitative de la monnaie, la loi de Say, la théorie de la détermination des prix par l’interaction de l’offre et de la demande, la théorie des avantages comparatifs...

 

L’idéologie néolibérale puise son inspiration dans des thèses économiques, politiques et philosophiques qui remontent à David Hume (1711-1776), Adam Smith (1723-1790), Jean-Baptiste Say (1767-1832), David Ricardo (1772-1823), voire Emmanuel Kant (1724-1804).

 

Deux exemples de la difficulté de délimiter l’école (néo)libérale : Friedrich von Hayek (1899-1992) qui a exercé une grande influence à la fin du XX e siècle, rejetait plusieurs hypothèses fondamentales de la pensée néoclassique tout en défendant un ultralibéralisme ; Paul Samuelson (1905), qui n’appartient pas à l’école libérale, a appelé dans les années 1950 à la réalisation d’une synthèse néo-classique.

 

Les prédécesseurs des néolibéraux

 

Adam Smith

 

Adam Smith (Enquête sur l’origine de la richesse des Nations, 1776) réalise une synthèse des apports de plusieurs écoles économiques dont celle des physiocrates français. Il s’oppose au mercantilisme qui, durant deux siècles, a défendu le protectionnisme et l’interventionnisme des Etats-Nations (notamment le colbertisme en France, le bullionisme en Espagne, la politique de Cromwell et de Petty en Angleterre).

D’Adam Smith, on retient souvent l’allégorie de la «main invisible». Selon lui, chaque capitaliste (et non chaque individu comme la vulgate le prétend) remplit «une fin qui n’entre nullement dans ses intentions (...). Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler».

 

Voici le passage dans lequel se trouve la citation d’Adam Smith sur la main invisible :

«Par conséquent, puisque chaque individu [c’est-à-dire chaque capitaliste comme l’indique clairement la suite du texte] tâche le plus qu’il peut, 1° d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et 2° de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. A la vérité, son intention en général n’est pas en cela de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme en beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre en rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. Je n’ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n’est pas très commune parmi les marchands, et qu’il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir».

 

La main invisible s’oppose dans le discours de Smith à la main tangible du gouvernement qui prétend réglementer le commerce, l’industrie, etc. Smith cherche à démontrer que l’intervention de la main tangible de l’Etat a généralement des effets néfastes. Pour Smith, les dépenses publiques doivent se limiter à la défense, à la justice et aux travaux publics au cas où les entrepreneurs ne sont pas prêts à les prendre en charge, «attendu que, pour ceux-ci, le profit ne saurait jamais leur en rembourser la dépense».

Les conceptions d’Adam Smith correspondent au puissant développement du capitalisme britannique du XVIIIe siècle et constituent en partie les fondements du «libéralisme économique».

 

Remarquons que Smith n’est pas seulement une source d’inspiration pour les (néo)libéraux ; certains aspects de son analyse (comme celle des mercantilistes qu’il combattait) ont été intégrés par Karl Marx dans sa critique de l’économie politique. En effet, pour Smith, «le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise». David Ricardo développera cette notion et Marx y apportera une définition spécifique tout en reconnaissant l’apport de Smith et de Ricardo. Par ailleurs, Marx, à l’opposé de Smith, reprendra à son compte certains apports des mercantilistes.

 

Sur plusieurs points essentiels, Adam Smith est aux antipodes de ceux qui l’encensent aujourd’hui

 

Dans les citations qui suivent, on découvre que ce qu’écrit Adam Smith dans les années 1770 n’est pas très éloigné de ce qu’écriront Karl Marx et Friedrich Engels 70 ans plus tard dans le fameux Manifeste Communiste.

Selon Adam Smith : «Le travail d’un ouvrier de manufacture ajoute en général, à la valeur de la matière sur laquelle il travaille, la valeur de sa subsistance et du profit du maître». Traduits en termes marxistes, cela signifie que l’ouvrier reproduit au cours de son travail la valeur d’une partie du capital constant (c’est-à-dire les moyens de production, la quantité de matières premières, d’énergie, la fraction de la valeur de l’équipement technique utilisé...- qui rentrent dans la production d’une marchandise donnée) auquel s’ajoutent le capital variable correspondant à son salaire et le profit du patron, appelé par Karl Marx la plus-value.

Karl Marx et Adam Smith à des époques différentes considèrent que le patron ne produit pas de valeur.

C’est l’ouvrier qui la produit.

 

L’ouvrier crée donc de la valeur... sans qu’il n’en coûte au capitaliste : «Quoique le premier (l’ouvrier) reçoive des salaires que son maître lui avance, il ne lui coûte [au capitaliste], dans le fait, aucune dépense, la valeur de ces salaires se retrouvant en général avec un profit de plus dans l’augmentation de valeur du sujet auquel ce travail est appliqué».

 

Dans le passage qui suit, Adam Smith analyse les conflits d’intérêt et la lutte de classes entre

capitalistes et ouvriers

 

«C’est par la convention qui se fait entre ces deux personnes [l’ouvrier et le capitaliste] dont l’intérêt n’est nullement le même, que se détermine le taux commun des salaires. Les ouvriers désirent gagner le plus possible ; les maîtres, donner le moins qu’ils peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser.

Il n’est pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit avoir l’avantage dans le débat, et imposer forcément à l’autre toutes ses conditions. Les maîtres, étant en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément ; et de plus, la loi les autorise à se concerter entre eux, ou au moins ne leur interdit pas, tandis qu’elle l’interdit aux ouvriers. Nous n’avons point d’actes du parlement contre les ligues [patronales] qui tendent à abaisser le prix du travail ; mais nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser. Dans toutes ces luttes, les maîtres sont en état de tenir ferme plus longtemps. Un propriétaire, un fermier, un maître fabricant ou marchand, pourraient en général, sans occuper un seul ouvrier, vivre un an ou deux sur les fonds qu’il a déjà amassés. Beaucoup d’ouvriers ne pourraient subsister sans travail une semaine, très peu un mois et à peine un seul une année entière. A la longue, il se peut que le maître ait autant besoin de l’ouvrier que celui-ci a besoin du maître ; mais le besoin du premier n’est pas si pressant.

On n’entend guère parler, dit-on, de Coalitions entre les maîtres, et tous les jours on parle de celles des ouvriers. Mais il faudrait ne connaître ni le monde, ni la matière dont il s’agit, pour s’imaginer que les maîtres se liguent rarement entre eux. Les maîtres sont en tout temps et partout dans une sorte de ligue tacite, mais constante et uniforme, pour ne pas élever les salaires au-dessus du taux actuel. Violer cette règle est partout une action de faux frère et un sujet de reproche pour un maître parmi ses voisins et pareils. A la vérité, nous n’entendons jamais parler de cette ligue, parce qu’elle est l’état habituel, et on peut dire l’état naturel de la chose, et que personne n’y fait attention. Quelquefois, les maîtres font entre eux des complots particuliers pour faire baisser au-dessous du taux habituel les salaires du travail. Ces complots sont toujours conduits dans le plus grand silence et dans le plus grand secret jusqu’au moment de l’exécution ; et quand les ouvriers cèdent comme ils font quelquefois, sans résistance, quoiqu’ils sentent bien le coup et le sentent fort durement, personne n’en entend parler. Souvent, cependant, les ouvriers opposent à ces coalitions particulières une ligue défensive ; quelquefois aussi, sans aucune provocation de cette espèce, ils se coalisent de leur propre mouvement, pour élever le prix de leur travail. Les prétextes ordinaires sont tantôt le haut prix des denrées, tantôt le gros profit que font les maîtres sur leur travail.

Mais que leurs ligues soient offensives ou défensives, elles sont toujours accompagnées d’une grande rumeur. Dans le dessein d’amener l’affaire à une prompte décision, ils ont toujours recours aux clameurs les plus emportées, et, quelquefois, ils se portent à la violence et aux derniers excès. Ils sont désespérés, et, agissant avec l’extravagance et la fureur de gens au désespoir, réduits à l’alternative de mourir de faim ou d’arracher à leurs maîtres par la terreur la plus prompte condescendance à leurs demandes. Dans ces occasions, les maîtres ne crient pas moins haut de leur côté ; ils ne cessent de réclamer de toutes leurs forces l’autorité des magistrats civils, et l’exécution la plus rigoureuse de ces lois si sévères portées contre les ligues des ouvriers, domestiques et journaliers».

 

Ce qui motive le capitaliste selon Adam Smith

 

«Le seul motif qui détermine le possesseur d’un capital à l’employer plutôt dans l’agriculture ou dans les manufactures, ou dans quelque branche particulière de commerce en gros ou en détail, c’est la vue de son propre profit. Il n’entre jamais dans sa pensée de calculer combien chacun de ces différents genres d’emploi mettra de travail productif en activité, ou ajoutera de valeur au produit annuel des terres et du travail de son pays».

 

Adam Smith considère qu’il y a trois classes sociales fondamentales :

1. la classe des propriétaires terriens qui vit de la rente ;

2. celle qui vit des salaires et

3. la classe capitaliste qui vit des profits.

 

Adam Smith identifie à sa manière la conscience et les intérêts de ces trois classes sociales.

«La masse totale du produit annuel de la terre et du travail d’un pays, ou, ce qui revient au même, la somme totale du prix de ce produit annuel, se divise naturellement, comme on l’a déjà observé, en trois parties : la Rente de la terre, les Salaires du travail, les Profits des capitaux, et elle constitue un revenu à trois différentes classes du peuple : à ceux qui vivent de rentes, à ceux qui vivent de salaires, à ceux qui vivent de profits. Ces trois grandes classes sont les classes primitives et constituantes de toute société civilisée, du revenu desquelles toute autre classe tire en dernier résultat le sien ».

Parlant de la classe des rentiers, c’est-à-dire des propriétaires terriens, Adam Smith affirme :

«Des trois classes, c’est la seule à laquelle son revenu ne coûte ni travail, ni souci, mais à laquelle il vient, pour ainsi dire de lui-même, et sans qu’elle lui apporte aucun dessein ni plan quelconque. Cette insouciance, qui est l’effet naturel d’une situation aussi tranquille et aussi commode, ne laisse que trop souvent les gens de cette classe, non seulement dans l’ignorance des conséquences que peut avoir un règlement général, mais les rend même incapables de cette application d’esprit qui est nécessaire pour comprendre et pour prévoir ces conséquences.

 

L’intérêt de la seconde classe, celle qui vit de salaires, est tout aussi étroitement lié que celui de la première à l’intérêt général de la société. (...) Cependant, quoique l’intérêt de l’ouvrier soit aussi étroitement lié avec celui de la société, il est incapable ou de connaître l’intérêt général ou d’en sentir la liaison avec le sien propre. Sa condition ne lui laisse pas le temps de prendre les informations nécessaires ; et en supposant qu’il pût se les procurer complètement, son éducation et ses habitudes sont telles qu’il n’en serait pas moins hors d’état de bien décider.

Aussi, dans les délibérations publiques, ne lui demande-t-on guère son avis, bien moins encore y a-t-on égard, si ce n’est dans quelques circonstances particulières où ses clameurs sont excitées, dirigées et soutenues par les gens qui l’emploient et pour servir en cela leurs vues particulières plutôt que les siennes.

 

Ceux qui emploient l’ouvrier constituent la troisième classe, celle des gens qui vivent de profits. C’est le capital qu’on emploie en vue d’en retirer du profit, qui met en mouvement la plus grande partie du travail d’une société. Les opérations les plus importantes du travail sont réglées et dirigées d’après les plans et les spéculations de ceux qui emploient les capitaux ; et le but qu’ils se proposent dans tous ces plans et ces spéculations, c’est le profit. (...) Les marchands et les maîtres manufacturiers sont, dans cette classe, les deux sortes de gens qui emploient communément les plus gros capitaux et qui, par leurs richesses, s’y attirent le plus de considération. Comme, dans tout le cours de leur vie, ils sont occupés de projets et de spéculations, ils ont en général plus de subtilité dans l’entendement que la majeure partie des propriétaires de la campagne. (...) Cependant, l’intérêt particulier de ceux qui exercent une branche particulière de commerce ou de manufacture est toujours, à quelques égards, différent et même contraire à celui du public. L’intérêt du marchand est toujours d’agrandir le marché et de restreindre la concurrence des vendeurs.

 

Il peut souvent convenir assez au bien général d’agrandir le marché mais de restreindre la concurrence des vendeurs lui est toujours contraire, et ne peut servir à rien, sinon à mettre les marchands à même de hausser leur profit au-dessus de ce qu’il serait naturellement et de lever, pour leur propre compte, un tribut injuste sur leurs concitoyens. Toute proposition d’une loi nouvelle ou d’un règlement de commerce qui vient de la part de cette classe de gens doit toujours être reçue avec la plus grande défiance, et ne jamais être adoptée qu’après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention.

 

Cette proposition vient d’une classe de gens dont l’intérêt ne saurait jamais être exactement le même que l’intérêt de la société, qui ont, en général, intérêt à tromper le public et même à le surcharger et qui, en conséquence, ont déjà fait l’un et l’autre en beaucoup d’occasions».

On trouve également chez Smith d’autres jugements qui donnent de l’urticaire aux gouvernants et aux idéologues qui revendiquent son héritage : «Les commerçants anglais se plaignent fréquemment du niveau élevé des salaires dans leur pays. Ils expliquent que ce niveau élevé est la cause de la difficulté de vendre leurs marchandises à des prix aussi compétitifs que les autres nations. Mais ils gardent le silence sur leurs bénéfices élevés. Ils se plaignent des bénéfices élevés des autres mais entourent de silence les leurs. Dans beaucoup de cas, les bénéfices élevés du capital peuvent contribuer beaucoup plus à la hausse du prix des marchandises que les salaires exorbitants».

Cette déclaration est une véritable hérésie pour les patrons qui rendent les coûts salariaux - toujours trop élevés à leur goût - responsables de l’inflation et du manque de compétitivité.

Ces éléments tout aussi essentiels (sinon plus) dans la pensée d’Adam Smith que la fameuse main invisible (qu’il ne mentionne qu’à trois reprises dans son œuvre) sont systématiquement passés sous silence par la pensée économique dominante.

 

Une des différences fondamentales entre Adam Smith et Karl Marx, c’est que le premier, bien que conscient de l’exploitation auquel le patron soumet l’ouvrier, soutient les patrons tandis que le second est pour l’émancipation des ouvriers.

Le préambule des statuts de l’Association internationale des travailleurs (AIT 20 ) rédigé par Karl Marx exprime la substance de la position de celui-ci :

 

«Considérant,

Que l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ;

 

Que la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière n’est pas une lutte pour des privilèges et des

monopoles de classe, mais pour l’établissement de droits et de devoirs égaux et pour l’abolition de tout régime de classe ;

 

Que l’assujettissement économique du travailleur aux détenteurs des moyens de travail, c’est-à-dire des sources de la vie est la cause première de la servitude dans toutes ses formes, misère sociale, avilissement intellectuel et dépendance politique ;

 

Que, par conséquent, l’émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout

mouvement politique doit être subordonné comme moyen, que tous les efforts tendant à ce but ont jusqu’ici échoué faute de solidarité entre les travailleurs de différentes professions dans le même pays et d’une union fraternelle entres les classes ouvrières des divers pays ;

 

Que l’émancipation du travail, n’étant pas un problème local ou national, mais un problème social,

embrasse tous les pays dans lesquels existe la société moderne et nécessite pour sa solution, le concours théorique et pratique des pays les plus avancés ;

 

Que le mouvement qui vient de renaître parmi les ouvriers des pays les plus industrieux de l’Europe, tout en réveillant de nouvelles espérances, donne un solennel avertissement de ne pas retomber dans les vieilles erreurs et de combiner le plus tôt possible les efforts encore isolés.

Pour ces raisons, L’Association internationale des travailleurs a été fondée.

Elle déclare :

Que toutes les sociétés et tous les individus y adhérant reconnaîtront comme devant être la base de leur conduite envers tous les hommes sans distinction de couleur, de croyance ou de nationalité, la Vérité, la Justice et la Morale.

Pas de devoirs sans droits, pas de droits sans devoirs».

 

Jean-Baptiste Say

 

La loi que Jean-Baptiste Say énonce en 1803 est la suivante : (postulant que le rôle de la monnaie est neutre dans l’économie), l’offre globale crée sa demande ; il ne saurait donc y avoir de crise de surproduction dans une économie de marché libre.

La loi de Say, qui constitue un des référents essentiels des économistes (néo)libéraux, a été contredite dans les faits dès l’époque où elle a été énoncée, ce qu’ont relevé des économistes aussi différents que Malthus (1820, Principes d’économie politique considérés sous le rapport de leur application pratique, Calman-Lévy, 1969), Sismondi (1819, Nouveaux principes d’économie politique ou de la richesse dans ses rapports avec la population, Calman-Lévy, 1971) ou Marx.

 

David Ricardo

 

David Ricardo a notamment développé la théorie des avantages comparatifs (1817, chapitre VII sur le Commerce extérieur). Il reprend de manière critique et développe à sa façon la position de Smith favorable au libre-échange et à la division internationale du travail. Pour Ricardo, un pays a intérêt à se spécialiser dans les productions dont les coûts relatifs sont les plus bas, autrement dit pour lesquelles son avantage comparatif est le plus grand. Il ajoute, à la différence de Smith, qu’un pays qui dispose d’avantages comparatifs dans toutes les productions aurait néanmoins intérêt à se spécialiser : «Dans un exemple fameux, Ricardo montre que si le Portugal est plus efficace que l’Angleterre dans la production de vin comme dans la production de drap, il n’en a pas moins intérêt à délaisser cette dernière si son avantage de coût est plus grand dans la production de vin. Inversement, l’Angleterre a intérêt à se spécialiser dans la production de drap, pour laquelle son handicap relatif est le moins grand».

 

Apports d’autres économistes

 

Au-delà de Smith, Say, Ricardo, les néolibéraux actuels adoptent les apports d’autres économistes :

Jevons (The Theory of political Economy, 1871),

Menger (Grundsätze des Volkwirtschaftlehre, 1871) et

Walras (Eléments d’économie politique pure ou théorie de la richesse sociale, 1874-1877).

 

Ceux-ci remettent en cause tant l’analyse de la valeur de Smith, de Ricardo et de Marx que celle de la répartition de Ricardo. Ils développent une théorie des prix fondée sur le principe de l’utilité marginale décroissante que la pensée économique dominante a appelée la «révolution marginaliste».

Walras développe aussi dans ce cadre une théorie sur le système d’équilibre général qui est repris par les néolibéraux de la fin du XX e et du début du XXIe siècle. Selon ce système, la société est définie comme un mécanisme naturel (tel un organisme biologique ou encore le système solaire) au sein duquel les individus assurent librement la meilleure allocation des ressources et atteignent des résultats économiques optimums.

Pour compléter les références des économistes néolibéraux contemporains, il faut ajouter la théorie quantitative de la monnaie (présente chez Smith et Ricardo) qui explique le mouvement des prix par la quantité de monnaie en circulation (cette théorie remonte au moins au XVI e siècle).

L’ensemble de ces référents fonde selon certains économistes la synthèse «néo-classique». Comme le font remarquer Michel Beaud et Gilles Dostaler : «Pendant tous ces développements, la réalité n’a cessé de contredire la vision, partagée par plusieurs économistes classiques et néo-classiques, selon laquelle le fonctionnement libre des marchés suffit à assurer le plein emploi des ressources et leur allocation optimale».

Les différents éléments de cet ensemble théorique assez hétéroclite ont été réfutés par les auteurs marxistes, à commencer par Marx et Engels, le marxisme influençant une aile très importante du mouvement ouvrier sur le plan international.

Trois quarts de siècle plus tard, Keynes, après avoir adhéré aux fondements précités néoclassiques et les avoir professés, comme il l’a expliqué lui-même, a produit une critique radicale d’un certain nombre de fondateurs de l’économie classique (libérale), notamment Smith et Say 23 . Par contre, il en a conservé des éléments : notamment, le salaire réel comme égal à la productivité marginale du travail.

 

Retour sur l’éclipse libérale

 

Avec la crise des années 1930, se développe de manière pragmatique une nouvelle vague de critiques des thèses néoclassiques. Le mouvement de critique est international et y participent des hommes politiques, des économistes de filiations différentes : des bourgeois éclairés, les socialistes, les marxistes. Face au chômage de masse et à la dépression, des propositions de grands travaux publics, des mesures budgétaires de relance anticyclique, voire d’expropriation des banques sont mises en avant par des personnalités et des mouvements très divers : le Docteur Schacht en Allemagne ; le plan du socialiste Deman en Belgique (1933) ; les propositions des fondateurs de l’école de Stockholm que soutiennent les sociaux-démocrates suédois ; les socialistes fabiens et les propositions de J.M. Keynes, en Grande-Bretagne ; les travaux de J. Tinbergen aux Pays-Bas ; ceux de Frisch en Norvège ; les recherches en France du Groupe X-crise ; la présidence de Lazaro Cardenas au Mexique (1935-1940) ; le péronisme en Argentine des années 1930 ; le New Deal du président Roosevelt aux Etats-Unis (Roosevelt est élu président en novembre 1932).

 

Ces différentes propositions et politiques pragmatiques trouvent partiellement une formulation théorique dans la Théorie générale sur l’Emploi, l’Intérêt et la Monnaie de J.M. Keynes en 1936.

 

La révolution keynésienne

 

Les travaux préparatoires de Keynes (1883-1946) aboutissant à la Théorie générale ont été marqués par la nécessité de trouver une solution (compatible avec le maintien du système) à la crise généralisée du système capitaliste. Ils ont été partiellement le fruit d’un large travail collectif et ont donné lieu par la suite à des élaborations collectives et individuelles aboutissant à des courants keynésiens différents, parfois fortement opposés. Certains se rapprochent de l’analyse de Marx (le Polonais M. Kalecki qui avait d’ailleurs formulé avant Keynes des éléments clés de la Théorie générale et l’anglaise Joan Robinson), tandis que d’autres se rapprochent progressivement des thèses libérales combattues par Keynes.

 

J.M. Keynes déclare dans un de ses textes qu’il doit beaucoup au philosophe anglais Georges Edward Moore car il lui a appris à se libérer de la morale prédominante à son époque et «a protégé l’ensemble d’entre nous de cette reductio ad absurdum finale du benthamisme connue sous le nom de marxisme».

 

Keynes est actif politiquement dès la première guerre mondiale. Employé par le Trésor britannique, il participe activement aux négociations du Traité de Versailles qui conclut la guerre. Parce qu’il s’oppose à l’ampleur des réparations exigées de l’Allemagne, il démissionne de la délégation britannique et publie par la suite un ouvrage intitulé Les conséquences économiques de la paix (Keynes, 1919).

En 1926, dans la brochure intitulée La fin du laisser-faire, il affirme en contrepoint d’Adam Smith : «Il n’est nullement correct de déduire des principes de l’économie politique que l’intérêt personnel dûment éclairé œuvre toujours en faveur de l’intérêt général».

 

Dans les années 1920, J.M. Keynes s’attaque à la politique du gouvernement conservateur dirigé par Winston Churchill. Il s’oppose à la politique libérale qui avait débouché sur une grève des mineurs, suivie d’une grève générale en 1926.

A partir de ce moment, il défend une politique de vastes investissements publics. Soutenant le parti libéral, tout en entretenant des relations de sympathie avec le parti travailliste, il est, en 1929, nommé par le gouvernement travailliste issu de la défaite des conservateurs et des libéraux, membre de la commission McMillan chargée d’étudier la situation économique. En 1930, il deviendra conseiller du même gouvernement.

La crise économique qui s’accentue suite au krach de Wall Street de 1929 l’amène à produire une analyse de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie qui renforce sa position en faveur d’une intervention active des pouvoirs publics. Pour suppléer à l’insuffisance de la demande, ceux-ci doivent augmenter leurs dépenses et relancer ainsi l’économie et l’emploi.

 

Dès cette époque, il développe une ample polémique avec von Hayek. Celui-ci, tout en rejetant certaines thèses de Smith, de Ricardo, de Walras et Jevons, ce en quoi il rencontre certaines positions de Keynes, développe avec Ludwig von Mises (1881-1973) une pensée ultralibérale opposée sur l’essentiel à la révolution keynésiennne. Pour Keynes et ses partisans, l’effondrement de l’investissement est la cause ultime de la Grande Dépression. Pour Hayek et ses collègues, au contraire, c’est le surinvestissement provoqué par une politique monétaire laxiste qui est la cause de la crise économique. Pour Keynes, il faut développer la consommation et l’investissement via une forte intervention publique. Pour Hayek, l’intervention publique détourne les fonds disponibles pour l’investissement privé. Pour Keynes, il faut hausser les salaires pour stimuler la consommation. Pour Hayek, il faut baisser les salaires si on veut rétablir le plein emploi. La polémique se déroule dans la presse britannique en 1932 (The Times, 17 et 19 octobre 1932).

 

Pour Keynes, il faut mener une politique réduisant un taux de chômage trop élevé et une répartition trop inégalitaire des revenus. Si les pouvoirs publics ne poursuivent pas les objectifs de plein emploi et de réduction des inégalités, selon lui, le risque est grand de voir triompher soit le fascisme, soit le communisme bolchévique. Les politiques publiques doivent viser à réduire les taux d’intérêt élevés qui détournent vers la finance les ressources disponibles. En diminuant les taux d’intérêt, il s’agit de tendre à l’euthanasie des rentiers, plaies du capitalisme. En même temps, Keynes déclare que les conséquences de sa théorie «sont modérément conservatrices parce que si elle indique l’importance vitale d’établir certains contrôles centraux dans des domaines qu’on laisse aujourd’hui complètement aux mains de l’initiative privée, elle laisse à celle-ci beaucoup de champs d’activités». (...) Pour lui, cette théorie «ne plaide pas franchement pour un système de socialisme d’Etat qui contrôlerait la majeure partie de la vie économique de la communauté».

Les positions de Keynes trouveront une application pratique dans plusieurs régions du monde jusque dans les années 1970 et elles influenceront durablement nombre d’économistes tels que Samuelson, Galbraith, Tobin ou Prebisch.

 

La préparation de la contre-révolution néolibérale

 

La réaction aux politiques d’intervention active des pouvoirs publics pour soutenir la demande et se rapprocher du plein emploi s’est affirmée dès le moment où elles ont été conçues. F. von Hayek et L. von Mises se sont employés à tenter de démolir les propositions de Keynes dès le début des années 1930. Rien n’y fit, les propositions keynésiennes gagnèrent du terrain.

C'est pourquoi : «Dès 1945, dans divers milieux académiques et cercles du monde des affaires, éclosent, en parallèle, des projets visant à réunir les défenseurs qualifiés du libéralisme afin d’organiser une riposte d’ensemble aux tenants de l’interventionnisme d’Etat et du socialisme. Citons trois centres où s’organisent cette nouvelle résistance de l’après-guerre : l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI) à Genève, la London School of Economics (LSE) et l’Université de Chicago».

 

A la fin de la seconde guerre mondiale, Hayek enseigne à la London School, il fonde avec von Mises en 1947 la Société du Mont-Pèlerin. La première réunion, à laquelle participent trente-six personnalités libérales, a lieu en avril 1947 à l’Hôtel du Parc au Mont-Pèlerin près de Vevey en Suisse. Elle est financée par des banquiers et patrons d’industrie helvétiques. Trois importantes publications des Etats-Unis (Fortune, Newsweek et The Reader’s Digest) y ont envoyé des délégués. Le Reader’s Digest venait d’ailleurs de publier une version résumée d’une œuvre clé de von Hayek, La route de la servitude. On y trouve le passage suivant : «C’est la soumission de l’homme aux forces impersonnelles du marché qui, dans le passé, a rendu possible le développement d’une civilisation qui sans cela n’aurait pu se développer ; c’est par la soumission que nous participons quotidiennement à construire quelque chose de plus grand que ce que nous tous pouvons comprendre pleinement». Des économistes et philosophes de droite de différentes «écoles de pensée» y participent. «A la fin de cette rencontre est fondée la société du Mont-Pèlerin, une sorte de franc-maçonnerie néolibérale, bien organisée et consacrée à la divulgation des

thèses néolibérales, avec des réunions internationales régulières».

Citons parmi les membres actifs de cette société dès les premières années von Hayek, von Mises, Maurice Allais, Karl Popper, Milton Friedman.

 

La société du Mont-Pèlerin va constituer un réservoir de pensée (think tank) de la contre-offensive néolibérale. Plusieurs de ses membres obtiendront le prix Nobel de sciences économiques (Hayek en 1974, Friedman en 1976, Allais en 1988).

 

La vague néolibérale

 

Le courant néolibéral fait de l’Université de Chicago un de ses bastions (outre Friedman qui y réalisa toute sa carrière, il faut signaler que Hayek y a enseigné de 1950 à 1961), au point que l’on parlera plus tard de l’Ecole de Chicago et des Chicago Boys de Friedman. Celui-ci déclare, à partir de 1970, avoir fait triompher la «contre-révolution dans la théorie monétaire» qu’il caractérise par «l’accent renouvelé mis sur le rôle de la quantité de monnaie» 31 . Friedman affirme que toute variation de la masse monétaire est suivie d’une variation dans le même sens des prix, de la production et des revenus. Il ajoute qu’il s’agit d’une loi observée depuis des siècles et qu’elle est assimilable aux lois dégagées par les sciences naturelles.

 

Il en déduit que l’Etat ne peut relancer la demande en émettant de la monnaie sous peine d’augmenter dans les mêmes proportions le taux d’inflation. Il propose dès lors un amendement à la Constitution impliquant que la masse monétaire doit varier à taux constant, égal au taux de croissance à long terme de la production nationale.

 

Pour Friedman (comme pour J. B. Say), le fonctionnement libre du marché suffit pour assurer une allocation optimale des ressources et le plein emploi des capacités de production. Cette vision est contredite par la réalité, mais cela n’empêche pas qu’elle soit diffusée systématiquement et acceptée comme une évidence.

Friedman s’est engagé clairement sur le plan politique : il s’est placé du côté réactionnaire. En 1964, il a été conseiller économique du candidat républicain à la présidence, Barry Goldwater.

Il occupa la même fonction pour Richard Nixon en 1968 et pour Ronald Reagan en 1980.

Après le renversement du gouvernement de Salvador Allende par le général Pinochet, il a prodigué ses conseils à ce dernier. Friedman appuya la répression et poussa à des mesures antisociales extrêmes. Michel Beaud et Gilles Dostaler ajoutent : «En 1977, Milton Friedman publie un ouvrage intitulé Contre Galbraith, issu de conférences prononcées en Grande-Bretagne. Dans l’une de celles-ci, il propose à la Grande-Bretagne, pour sortir de ses maux, une thérapie de choc s’inspirant en partie de celle qui a été mise en œuvre au Chili». De son côté, Hayek indiqua également sa préférence pour les méthodes dictatoriales sanglantes du général Pinochet. «Un dictateur peut gouverner de manière libérale, comme il est possible à une démocratie de gouverner sans le moindre libéralisme. Ma préférence personnelle va à une dictature libérale et non à un gouvernement démocratique d’où tout libéralisme est absent», répondit-il à un journaliste chilien en 1981.

Après dix ans d’application de ses recettes économiques, le Chili passa par une récession qui fit chuter le PIB de 15% en 1982-1983 à un moment où le taux de chômage atteignait 30%.

D’ailleurs, si le Chili a connu dans les années 1990, un certain succès économique, c’est en rompant clairement avec les recettes des Chicago Boys.

 

Si R. Reagan a été inspiré par Friedman, M. Thatcher a revendiqué quant à elle l’influence de Hayek : «Ce ne fut qu’au milieu des années 1970, quand les œuvres de Hayek figurèrent en haut des lectures que me donna Keith Joseph [conseiller économique de M. Thatcher ayant participé aux réunions de la Société du Mont-Pèlerin], que je saisis réellement les idées qu’il avançait. C’est alors seulement que j’ai considéré ses arguments du point de vue du type d’Etat cher aux conservateurs (un gouvernement limité sous le règne de la loi), plutôt que du point de vue du type d’Etat à éviter (un Etat socialiste où les bureaucrates gouvernent sans frein)».

 

Si l’on y regarde bien, le Chili à partir du 11 septembre 1973 a constitué dans l’hémisphère Sud un laboratoire dans lequel a été mis en pratique, d’une manière particulièrement violente et brutale, le projet néolibéral. Après l’expérimentation chilienne de la dictature du général Augusto Pinochet, le projet néolibéral a été généralisé à l’hémisphère Nord en commençant par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.

Certes les méthodes ont différé mais le fond de l’orientation sociale et économique était identique. Les références idéologiques étaient les mêmes.

 

Robert Lucas et la négation du chômage involontaire

 

La contre-révolution néolibérale va très loin dans une perspective réactionnaire.

Selon Robert Lucas (1937) qui se caractérise lui-même comme partisan de la “nouvelle macro-économie classique”, le chômage involontaire n’existe pas. Pour Keynes, l’existence d’un chômage involontaire était une évidence. Par contre, selon Lucas, le chômage est provoqué par le choix qu’opère le travailleur entre le loisir et le travail. Toujours selon Lucas, l’économiste qui veut comprendre l’évolution du marché du travail doit postuler que les travailleurs ont un comportement rationnel de maximisation dans l’arbitrage qu’ils opèrent entre le temps de travail et le temps de loisir. En d’autres termes, un travailleur au chômage est une personne qui a fait le choix d’augmenter son temps de loisir, même si cela représente une chute ou une perte totale de revenu.

 

Le FMI et l’inexistence du chômage involontaire

 

Selon Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie en 2001, le dogme de l’inexistence du chômage involontaire est fortement ancré au sein du FMI : «Dans certaines universités au sein desquelles le FMI recrute régulièrement, le programme central porte sur des modèles où le chômage est inexistant. Dans le modèle standard de la concurrence – celui qui sous-tend le fanatisme du libre marché cher au FMI -, la demande est toujours égale à l’offre. Si la demande de travail est égale à l’offre, il n’y a jamais de chômage involontaire. Celui qui ne travaille pas a, de toute évidence, choisi de ne pas travailler. Vu sous cet angle, le chômage de la grande crise des années trente, quand une personne sur quatre était sans emploi, a dû résulter d’un désir irrépressible de loisirs. (...) Si ces modèles surannés peuvent encore amuser un peu au sein du monde académique, ils sont tout à fait inadaptés pour comprendre les problèmes d’un pays comme l’Afrique du sud, accablé d’un taux de chômage de plus de 25% depuis le démantèlement de l’apartheid. Les économistes du FMI ne pouvaient évidemment pas ignorer l’existence du chômage. Mais puisque, du point de vue du fanatisme du marché (...), il ne peut y avoir de chômage, c’est que le problème ne peut pas venir des marchés. Il doit donc venir d’ailleurs, de l’interférence de syndicats cupides et de politiciens dans les mécanismes du libre marché : ils demandent et obtiennent des salaires bien trop élevés. D’où une évidente conclusion pratique : s’il y a du chômage, il faut réduire les salaires».

 

Par ailleurs, Robert Lucas affirme, dans le cadre de l’orthodoxie classique qu’avait combattue tant Marx que Keynes, qu’il y a un taux naturel de chômage qu’il ne faut pas chercher à influencer par des politiques de relance de l’emploi parce que celles-ci sont contre-productives.

Lucas est professeur à l’Université de Chicago et son apport à l’offensive néolibérale a été récompensé en 1995 par l’obtention du prix Nobel d’économie.

Lucas et ses collègues ont procédé à une critique radicale de la politique de Reagan parce qu’elle n’était pas cohérente par rapport aux postulats monétaristes (en cela, ils avaient raison). Ils ont approuvé la volonté de Reagan de mener une politique monétariste visant la réduction de la masse monétaire mais ont déclaré que celle-ci était incompatible avec une baisse des impôts à laquelle s’ajoutait une augmentation des dépenses militaires, ce qui ne pouvait qu’aggraver le déficit public. Ils approuvèrent la réduction des dépenses sociales mais refusèrent l’augmentation des dépenses militaires.

Leur refus, qui n’avait rien d’éthique, montre clairement l’incohérence réelle entre le discours monétariste de Reagan et sa politique pratique qui impliqua une augmentation du déficit public. Il appliqua partiellement une recette keynésiennne pour sortir les Etats-Unis de la récession en relançant les dépenses publiques. Il le fit d’une manière réactionnaire, en destinant l’augmentation des dépenses publiques à l’armement (et à la recherche spatiale pour le projet de guerre des étoiles). Du point de vue des intérêts de l’impérialisme nord-américain, son choix, critiqué par les dogmatiques néolibéraux ou néo-classiques, aura eu des résultats plutôt positifs.

Mais le coût social est énorme.

 

Les aberrations des penseurs néolibéraux et néoclassiques

 

L’impérialisme de l’économie néoclassique

Alors que la théorie néoclassique a été critiquée, depuis très longtemps, pour son réductionnisme qui l’empêche de rendre compte des réalités complexes du monde dans lequel nous vivons, certains théoriciens néoclassiques rattachés à l’école de Chicago ont réagi, paradoxalement, en poussant à l’extrême cette réduction et en en faisant la clé qui ouvre la connaissance de tous les phénomènes sociaux, au point que les autres sciences sociales, telles que la sociologie, la science politique, l’histoire ou la psychologie semblent désormais inutiles.

Selon cette perspective, la société est une somme d’agents (individus, ménages, entreprises) indépendants : chacun est doté d’un libre arbitre et l’interaction des décisions individuelles est à l’origine de la vie économique, sociale et politique. Chaque agent est soumis à des contraintes, cognitives autant que matérielles ; les ressources dont il dispose, biens et services, ressources productives, informations, sont limitées ; son comportement peut être prédit à partir de l’hypothèse de la rationalité. Cette dernière hypothèse constitue le noyau central de la problématique néoclassique. (...)

 

Le pas majeur a été franchi par Becker (qui a obtenu le Nobel d’économie en 1992) et Mincer, tous deux de l’Ecole de Chicago, qui appliquent cette approche, fondée sur le postulat de la rationalité de l’agent, à l’ensemble des comportements humains. Cela permet d’expliquer tout acte humain, y compris par exemple des activités criminelles. Celles-ci sont considérées, à l’instar de toutes les autres, comme le fruit d’un calcul rationnel dans le cadre duquel des bénéfices, sans doute élevés à court terme, sont comparés à des coûts, en termes de danger de se faire prendre et condamner. Cette approche, Becker et ses collègues l’ont généralisée à des décisions telles que celles de se marier, d’avoir des enfants, de divorcer, aussi bien qu’au partage des tâches à l’intérieur d’un ménage. Dans tous les cas, il s’agit de comparer rationnellement des coûts et des bénéfices. Les développements de spécialisations telles que la «nouvelle économie de la famille» (Becker, 1976) illustrent l’élargissement du champ d’analyse en termes d’homo oeconomicus et de choix rationnels. (...)

 

Outre le qualificatif de révolutionnaires, on a aussi appliqué celui d’impérialistes pour caractériser ces nouveaux développements (Stigler, 1984). On ne sait trop, en effet, une fois adoptée la démarche de Becker et de ses collègues, ce qu’il reste de champ d’investigation à l’anthropologie, à la psychologie, à la science politique, à la sociologie, et en général aux autres sciences humaines, puisque l’économie ainsi conçue devient en quelque sorte la théorie générale du comportement humain : «Il n’y a qu’une seule science sociale.

Ce qui donne à la science économique son pouvoir d’invasion impérialiste est le fait que nos catégories analytiques - rareté, coût, préférence, opportunité - sont véritablement d’applicabilité universelle. (...)

Ainsi la science économique constitue la grammaire universelle de la science sociale» (J. Hirschleifer, «The expanding Domain of Economics», American Economic Review, vol. 75, n° 6, 1985, p. 53).

 

Un postulat clé de la vague néolibérale : le marché libre assure l’allocation optimale des ressources «Pour que la main demeure invisible, il faut bien que l’œil soit aveugle». Evidemment, on peut rétorquer qu’il n’y a aucun exemple de fonctionnement sans entrave du marché.

Cela vaut non seulement dans des pays où les pouvoirs publics et les travailleurs organisés refusent le dogme néolibéral et réussissent à défendre leur système de sécurité sociale, une certaine stabilité de l’emploi, certains services publics... Mais c’est aussi le cas dans toutes les économies où les politiques néolibérales ont été mises en pratique avec le plus d’agressivité. Les néolibéraux au pouvoir aux Etats-Unis depuis 1980 ont certes réduit ce qu’ils dénoncent comme des entraves au libre fonctionnement du marché (par exemple, en diminuant la force du mouvement syndical, en réduisant les mécanismes de protection sociale) mais ils en ont renforcé d’autres : concentration plus grande des entreprises qui mène à une situation d’oligopole dans certains secteurs ; maintien du protectionnisme à l’égard de leurs concurrents étrangers (barrières douanières et autres mécanismes de limitation du libre échange, subventions à leurs exportateurs) ; renforcement du pouvoir des acteurs financiers évoluant vers la «tyrannie des marchés» ; barrage à la libre circulation de la force de travail ; multiplication des actes de délinquance financière qui entravent le fonctionnement libre du marché (voir les multiples scandales depuis l’affaire Enron jusqu’au schéma pyramidal Ponzi de Bernard Madoff).

Dans le même temps, aux Etats-Unis, les inégalités ont augmenté, la pauvreté touche une partie plus importante de la population ; une grande part des emplois créés sont des emplois précaires mal payés ; le nombre de personnes emprisonnées est passé de 250 000 en 1975 à 744 000 en 1985, pour atteindre 2,3 millions en juin 2008 (dont environ la moitié sont des Afro-américains et un quart sont des Latinos) ; l’aspect criminel d’une grande partie des activités économiques réalisées par les hauts responsables des entreprises privées et de l’Etat n’a jamais été aussi élevé car il a été encouragé par les mesures de dérégulation financière.

 

L’ultime argument des néolibéraux pour défendre leur bilan, c’est de dire qu’il n’y a toujours pas d’allocation optimum des ressources parce que nulle part, il n’y a de fonctionnement sans entrave du marché. Il s’agirait donc de lutter contre les entraves dans la perspective lointaine d’une prospérité générale.

En réalité, il s’agit, au nom de la quête du marché libre (la terre promise des néolibéraux), de détruire les conquêtes des travailleurs et des opprimés en général en présentant celles-ci comme autant de rigidités réactionnaires.

 

Tour de passe-passe des néolibéraux : présenter l’opprimé(e) comme étant l’oppresseur(e)

 

En fait, cet argument n’est pas nouveau : il s’agit de désigner le mouvement syndical et les législations qui protègent les travailleurs comme des instruments d’oppression mis en place par les privilégiés qui ont un travail bien payé à l’encontre de ceux qui ont le courage d’accepter le travail précaire qu’on leur «offre».

Von Hayek écrivait déjà en 1944 dans La Route de la servitude : «Jamais une classe ne fut exploitée d’une façon plus cruelle que ne le sont les couches les plus faibles de la classe ouvrière par leurs frères privilégiés, exploitation rendue possible par la “réglementation” de la concurrence. Peu de slogans ont fait autant de mal que celui de “stabilisation” des prix et des salaires : en assurant les revenus des uns, on rend la situation des autres de plus en plus précaire».

 

Cinquante ans plus tard, dans son rapport de 1995 intitulé Le Monde du travail dans une économie sans frontières, la Banque mondiale déclare grosso modo la même chose que Hayek.

En voici quelques extraits :

«Par les obstacles qu’elle met à la création d’emplois, une réglementation de sécurité de l’emploi trop contraignante risque de protéger ceux qui ont un emploi salarié, aux dépens des exclus, des chômeurs et des travailleurs du secteur informel ainsi que du secteur rural».

Haro sur la protection de l’emploi car elle existe aux dépens des opprimés !

«Il y a fort à craindre que ceux qui seront les premiers bénéficiaires de l’assurance sociale – généralement les travailleurs de condition aisée - le soient aux dépens des autres travailleurs». Haro sur la sécurité sociale !

«Il ne fait pas de doute que les syndicats agissent souvent en monopoleurs obtenant des améliorations dans les conditions de salaire et de travail de leurs adhérents aux dépens des détenteurs de capitaux, des consommateurs et de la main d’œuvre non syndiquée inorganisée». Haro sur les syndicats !

 

Von Hayek et Friedman ont fait des émules à l’Est. Vaclav Klaus, élu président de la République tchèque en 2003, déclarait au début des années 1990 à l’hebdomadaire britannique The Economist : «Le système social de l’Europe occidentale est beaucoup trop prisonnier de règles et de contrôles excessifs. L’Etat-providence, avec tous ses transferts de paiements généreux non conditionnés par des critères ou par l’effort et les mérites des personnes concernées, détruit les fondements moraux du travail et le sentiment de responsabilité individuelle. Les fonctionnaires sont trop protégés. Il faut dire que la révolution thatchériennne, c’est-à-dire antikeynésienne et libérale, se trouve au milieu du gué en Europe occidentale. Il est nécessaire de la conduire sur l’autre rive».

 

Le rapport Doing business de la Banque mondiale : un précis de politique néolibérale

En 2009, en pleine crise mondiale qui fait exploser le nombre de chômeurs, la Banque mondiale continue à prôner l’élimination de la protection sociale des travailleurs. Dans le rapport « Doing Business 2010 45 » (« Faire des affaires » - sa revue annuelle à plus gros tirage) publié en septembre 2009, la Banque explique sa stratégie pour lutter contre l’économie informelle en soulignant que « les Etats ayant adopté des réglementations plus flexibles sur l’emploi ont vu une baisse plus importante de 25 % des entreprises travaillant dans le secteur informel. »

Depuis le premier rapport Doing Business paru en 2003, la Banque mondiale établit un classement annuel des pays qui réalisent le plus de réformes visant à améliorer le « climat des affaires ». L’objectif est de renforcer toujours davantage les droits des investisseurs et la propriété privée au détriment des droits sociaux.

En effet, pour établir son classement des économies les plus « développées », la Banque mondiale utilise un indicateur relatif à l’embauche et au licenciement des travailleurs. Plus la législation d’un pays facilite les licenciements, mieux il est coté. Malgré les nombreuses critiques formulées par les mouvements sociaux et la Confédération syndicale internationale, la Banque mondiale pousse encore aujourd’hui les pays à baisser les indemnités de licenciement et à réduire ou supprimer les obligations relatives au préavis de licenciement.

 

A titre d’exemple, le Rwanda enregistre en 2009 la plus importante progression et pour cause :

les employeurs ne sont plus tenus de procéder à des consultations préalables avec les représentants des salariés (concernant les restructurations) ni d’en aviser l’inspection du travail 46 . A l’inverse, le rapport Doing Business 2010 déclasse le Portugal pour avoir rallongé de deux semaines la période de préavis de licenciement. La liste des pays déclassés pour avoir (un peu) amélioré le sort des travailleurs est longue... Ce qui n’empêche pourtant pas la Banque mondiale d’affirmer avec un extraordinaire aplomb que « les indicateurs de Doing Business sont en harmonie avec les normes fondamentales sur le travail mais ne mesurent pas leur conformité avec ces dernières».

 

Pourtant la Biélorussie privée des préférences commerciales de l’Union européenne pour avoir violé les conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT) a remporté un score élevé dans le rapport Doing Business 2010... Une montée dans le classement Doing Business n’est, par conséquent, pas une bonne nouvelle pour les peuples car elle est synonyme de régression sociale.

Soulignons enfin que la Banque est logiquement satisfaite du nombre de réformes anti-sociales mises en œuvre cette année, constituant ainsi un nouveau record, et félicite l’Europe de l’Est, «particulièrement active cette année». En effet, une quinzaine de pays de cette région ont signé depuis 2008 des accords avec le FMI. Et la Banque mondiale compte bien encourager une nouvelle offensive du Capital contre le Travail à la faveur de la crise mondiale. Malgré les efforts très médiatisés de refaire peau neuve sous la direction du socialiste Dominique Strauss-Kahn, le FMI continue lui aussi à prôner des politiques anti-sociales au Sud comme au Nord. En juin 2009, le FMI déclarait à propos de la zone euro, que « les mesures prises pour soutenir la réduction de la durée de travail et l’augmentation des avantages sociaux — aussi importantes qu’elles soient pour accroître les revenus et maintenir la main d’œuvre sur le marché du travail — devraient être intrinsèquement réversibles».

 

Dans un document plus ancien rédigé spécialement par la Banque mondiale pour apporter sa contribution au Sommet mondial sur le Développement Social, organisé par l’ONU en mars 1995 à Copenhague, elle déclare purement et simplement que pour les pays du Tiers Monde : «Salaire minimum, assurance chômage, indemnités de licenciement et législation sur la sécurité de l’emploi ne sont d’aucune utilité aux travailleurs des campagnes et du secteur informel qui constituent l’essentiel des pauvres des pays en développement».

 

Ce type de déclaration colle parfaitement avec celle d’un autre tenant du néolibéralisme, George Gilder, pour qui : «La sécurité sociale érode maintenant le travail et la famille et maintient ainsi les pauvres dans la pauvreté». Il peut être utile de préciser que Gilder prône ce discours pour l’ensemble de la planète, y compris les pays industrialisés ! Ces déclarations de Gilder et de la Banque mondiale ne sont pas sans rappeler cette affirmation de Thomas-Robert Malthus :

«En définitive, les lois sur les pauvres peuvent être considérées comme affaiblissant à la fois le goût et la faculté de s’élever chez les gens du commun ; elles affaiblissent ainsi un des plus puissants motifs de travail».

 

Alan Greenspan emboîte les pas de Malthus, de Gilder, de Hayek et de la Banque mondiale, et écrit : «les systèmes de Sécurité sociale existent virtuellement partout, plus ou moins développés. Par leur nature, ils inhibent le plein exercice du laisser-faire, principalement par des lois sur le travail et la redistribution du revenu».

D’ailleurs, Greenspan ne voit pas pourquoi on fixerait légalement des limites aux rémunérations des chefs d’entreprise : «Même en tenant compte des failles de la gouvernance d’entreprise, les salaires des dirigeants sont, en dernier recours, assumés par les actionnaires et, on l’espère, volontairement. Je l’ai dit plus haut : le gouvernement n’a pas de rôle à jouer dans cette transaction. Le contrôle des salaires, comme celui des prix, mène à des distorsions inattendues et graves».

 

Il ajoute en guise de cerise sur le gâteau néolibéral : «Le paradigme du PDG autocratique semble être la seule solution qui assure le bon fonctionnement d’une entreprise.

Nous ne pouvons contourner l’impératif autoritaire de la structure actuelle de l’entreprise».

La capacité visionnaire de ce grand néolibéral d’Alan Greenspan doit être révélée. A l’heure où s’effondrait l’échafaudage financier qu’il a contribué à créer, Greenspan écrivait : «Pour faciliter le financement, les garanties et l’instantanéité de tout ce commerce, le volume des transactions financières devait, lui, croître encore plus vite que le commerce lui-même. Il fallait inventer des formes entièrement nouvelles de finance, développer des dérivés de crédit, des titres garantis, des achats de pétrole à terme et autres, qui font que le système commercial mondial fonctionne beaucoup plus efficacement. A maints égards, l’apparente stabilité de notre commerce et de notre système financier mondiaux réaffirment le principe, énoncé par Adam Smith en 1776, simple et vérifié par l’Histoire : le libre commerce d’individus travaillant pour leur intérêt conduit à une économie croissante et stable».

Mais qu’attend la Banque centrale de Suède pour lui attribuer le prix Nobel d’économie ?

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